L’impro toltèque, l’expatriation et la joie du moment présent

En lisant, pour la première fois l’ouvrage Les quatre accords toltèques (traduit de la version de Don Miguel Ruiz), j’ai pensé à l’impro. Oui bon, je pense souvent à l’impro, et je dois avouer que plus je m’immerge dans l’improvisation, plus je fais de parallèles avec la vie (rien que ça). 

Ce qui m’a interpelée, en arrivant à la fin du quatrième accord qui est « Faites toujours de votre mieux », c’est l’importance d’être dans le moment présent. Les accords disent : « Être dans l’action c’est vivre pleinement » et « Si vous vivez dans un rêve passé, vous n’appréciez pas ce qui se passe maintenant car vous souhaitez que le présent soit autre qu’il n’est ». 

Plusieurs réflexions ont émergé dans ma tête : tout d’abord, tout improvisateur le sait, être dans le moment présent est la clé de l’improvisation. Être dans le moment présent permet de réellement improviser, sans anticiper la scène, et d’arriver au niveau de lâcher-prise nécessaire. Plus généralement, on conseille aux improvisateurs de vivre pleinement leur scène et d’éviter les références au passé ou au futur : ne pas raconter ce que l’on a fait hier ou ce que l’on fera demain, mais vivre la scène au présent. 

Comme précisé dans les accords toltèques, être dans l’action permet de vivre au présent, et c’est d’ailleurs ce qu’un professeur conseillera à ses élèves improvisateurs : « Arrête de parler, agis », pour éviter de tomber dans ce piège de vivre dans le passé ou le futur. 

Ça m’a fait me demander : pourquoi j’aime tant l’impro ? Pourquoi j’ai autant envie de ce « retour au présent » ? Et bien, mon hypothèse, c’est que je ne vis pas assez ma vie au présent. Expatriée (même si pas très loin), je pense souvent à ma vie en France avec nostalgie (ah, le climat du sud de la France !). Comme je n’arrive pas à me projeter en Belgique, je pense souvent à ma vie future - en France ou ailleurs, mais pas là ou je suis maintenant. Je suis déchirée entre la nostalgie du passé et ma projection d’un futur idéalisé. 

Je crois que cet état est assez inhérent (bien que non exclusif) à l’expatriation. Être un expatrié, un « étranger », c’est être dans cette instabilité entre passé et futur. Qu’on soit nostalgique ou non de son pays, il représente dans tous les cas le « connu », celui dont on maîtrisait la langue et les codes, celui où l’on connaissait des gens et des lieux. Le poids du passé est plus fort pour un expatrié, et l’empêche souvent de vivre dans le présent. 

A cela s’ajoute un sentiment de transition et de projection vers le futur : « je ne vais pas rester longtemps », ou « plus tard je serai mieux intégré », « plus tard je parlerai mieux la langue, j’aurai un meilleur emploi, je comprendrai mieux les codes ». Quelques soient les perspectives dans le nouveau pays, l’arrivée (et parfois une durée bien plus longue) consiste en un moment très instable, ou il est très difficile d’être dans le présent. 

C’est pour ça que, l’impro me fait autant de bien, et peut faire du bien à tous et en particulier à ceux qui sont dans un moment charnière de leur vie. Ceux qui se sentent en transition. Ceux qui ont perdu une partie de leurs repères. Ceux qui se sentent « en attente » de quelque chose. 

Sous ce nouveau jour, je jette un œil aux quatre accords toltèques et je fais instantanément d’autres liens avec l’impro, mais surtout l’improvisation à l’américaine en fait, ou anglophone, plus que l’improvisation francophone (Quelle est la différence ? Tu peux aller voir l’interview de Flavien Reppert qui évoque les grandes différences des modèles, le francophone étant plus « compétitif »). 

Le premier accord, « Que votre parole soit impeccable » (dans le sens « sans péchés »), va bien dans l’énergie de l’impro anglophone qui promeut un peu le « tout va bien ». L’idée est d’éviter d’utiliser toujours le conflit et les émotions négatives pour faire des scènes. Par exemple, éviter de démarrer une improvisation par un conflit et plutôt faire de belles histoires où les personnages ne sont pas forcément en désaccord.  

Le second est « N’en faites pas une affaire personnelle ». Essentiel ! En impro on entend parfois cette maxime « Soyez intéressés pour être intéressants ». L’idée c’est de ne pas rester centré sur soi (et surtout ne pas essayer d’être intéressant, d’attirer l’attention). Un improvisateur sera « intéressant » s’il s’intéresse aux autres. L’idée principale de l’accord toltèque, c’est d’éviter de penser que quelque chose (un comportement à ton égard, une parole qui t’est destinée) dit quelque chose de toi. Elle dit en fait quelque chose sur l’autre (comment lui se sent, par exemple). Bingo. En impro, tu dois être hyper attentif à l’autre et à ce qu’il propose par son corps, son émotion, sa voix, ses mots, sans te laisser imposer ton personnage ou ton jeu. Ce que tu perçois de lui dit « Voilà qui je suis », et jamais « Voilà qui tu es ». La limite, c’est que tu dois quand même à un moment en faire « ton affaire ». Il faut que ce qu’il se passe soit important pour toi (« to care »), pour faire partie de cette histoire et qu’elle te touche. Sinon tu reste dans l’histoire de l’autre en plein syndrome du sauveur et tu auras du mal à t’investir pleinement. 

Le troisième accord peut est « Ne faites pas de supposition », dans le sens « N’essaie pas de deviner ce qu’il y a dans la tête de l’autre », d’interpréter son comportement. Pour moi on rejoint ici l’idée du moment présent, de ne pas anticiper une scène mais de la laisser se dérouler naturellement. Par contre, ce principe ne s’applique pas pleinement à l’impro (aïe aïe aïe), parce qu’en impro il faut dans une certaine mesure supposer. Dire oui, c’est dire oui aux intentions de son partenaire (et donc interpréter ses intentions). Pouvoir dire à un partenaire (« j’ai l’impression que tu … » -m’en veux/m’aimes/te sens bien/as peur), peut être une façon de jouer avec les intentions de l’autre et d’être à l’écoute et disponible. 

Le quatrième accord, dont on a déjà parlé est « Faites toujours de votre mieux » : l’idée c’est de faire ni plus, ni moins, et d’être satisfait de ce mieux (qui pourra varier selon les jours). On est complètement dans la philosophie de l’impro. Pourquoi ? Parce que par définition, l’improvisation ne peut pas être parfaite. Il s’agit d’accepter et d’embrasser une situation dans laquelle on n’a la maîtrise de rien à part de ceci, que l’on peut faire de son mieux. Et être satisfait avec cela. En général, si l’on essaie de faire plus, on s’épuise et on passe à côté du moment.

On est donc un peu dans un entre-deux, mais tout s’éclaire en fait si l’on applique les accords toltèques non pas seulement au jeu scénique mais à la philosophie humaine de l’impro. Ne pas se juger soi-même, ne pas juger les autres, accepter la critique (sans en faire une affaire personnelle), et faire de son mieux, ce sont clairement les valeurs essentielles au sein d’une troupe d’impro. Faire de son mieux parce que hé, ho, on improvise, on ne peut pas faire mieux que son mieux tel qu’il est là maintenant ! 

Et d’ailleurs même dans l’application de ces principes on fait de notre mieux. Parfois on se juge, parfois on prend mal une critique. Mais on sait qu’on prendra plus de plaisir, qu’on sera plus détendus, qu’on sera de meilleurs improvisateurs si on arrive à être un peu plus « toltèques » !


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